De manière générale, le découpage des activités semble préjudiciable aux soins de santé aux femmes et une démarche holistique s’avère nécessaire :
« Donc, qu’on… qu’on arrête de découper les (programmes)… les… Madame… il faut qu’on vous vaccine contre le tétanos pour protéger votre petit… hein… mais on ne s’occupe pas de vous… À travers vous, on protège votre petit… Qu’on puisse faire tout ça au même endroit… oui, enfin au même endroit et avec les mêmes personnes, c’est ce que j’espère.[7] »
La femme est ainsi vue comme une passerelle obligée dans les processus de soins néo-natals et pédiatriques mais sa santé propre est ainsi négligée au bénéfice de ses enfants.
« Ici, on a souvent des problèmes de violence contre les femmes. Il y a quelques jours, on m’a appelée pour une femme enceinte de 6 mois (...) Elle avait été violée quand elle était à trois mois de grossesse et avait contracté une maladie sexuellement transmissible pendant le viol (...) Aujourd’hui à six mois de grossesse, elle risquait de perdre son enfant. Grâce à un traitement simple, nous avons réussi à sauver son enfant.[8]»
Le travail sur l’invisible
« Je crois que les violences sexuelles posent de toute façon des limites à l’action humanitaire parce que… heu… c’est une violence qui ne tue pas, c’est une violence pour laquelle les victimes ne viennent pas facilement, ne se manifestent pas facilement et surtout c’est une violence qui renvoie à une vulnérabilité que les organisations humanitaires ne peuvent pas prendre en charge parce que ce ne sont pas les travailleurs humanitaires qui vont aller protéger les femmes, qui vont aller faire rempart de leur corps… heu…non[9]. »
La philosophie de l’action, paradigme des organisations humanitaires doublée par une culture de l’urgence qui donne la primauté à l’exposition aiguë à un risque de mortalité, fait passer les violences sexuelles au second plan des priorités opérationnelles de MSF.
La question des violences se place d’emblée au centre d’enjeux sociaux se situant bien au delà des compétences de l’action humanitaire, notamment sur la question de la protection des personnes.
« Martelée aux équipes de terrain, l’exigence de confidentialité est de plus en plus intégrée comme impérieuse mais demeure bien souvent vécue comme un casse-tête opérationnel. Une fois celui-ci dénoué, c’est dans l’interaction avec des agences ‘de protection’ cherchant à produire des rapports sur les viols qu’ont émergé de nouveaux enjeux. MSF doit-elle contribuer à documenter les viols et ‘témoigner’ (ainsi que le font de nombreuses agences), ou préserver avant tout la confidentialité ? Dans les cas étudiés, chaque fois que ces deux exigences ont été perçues comme non compatibles, nous avons opté pour la deuxième, nous inscrivant en faux par rapport à des activités homologuées ‘de protection’ dont nous contestions qu’elles apportaient en fait un mieux pour la sécurité de la personne. Cette position est clairement à mettre en lien avec l’individualisation du rapport aux patients suscitée par ce type de prise en charge. » (Soussan, 2008, p. 42)
La place de l’idéologie : militantismes et dénis
« L’idéologie est toujours un concept polémique. Elle n’est jamais assumée en première personne ; c’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre. Même lorsqu’on l’entend en un sens plus faible, l’idéologie est quand même le tort de l’autre. Personne ne se reconnaît jamais comme pris dans l’idéologie » (Ricœur, 1997, p. 19).
La place de l’idéologie s’annonce d’emblée difficile à analyser au sein d’une organisation dont les textes fondateurs font une large place aux concepts de neutralité et d’indépendance. Indépendance de l’action, éloignée des contingences morales, politiques et religieuses, l’action humanitaire telle que revendiquée par MSF entend se démarquer de tout pouvoir qui menacerait d’entraver sa liberté d’action.
Marine Buissonnière, secrétaire générale du Bureau international de MSF, souligne l’ensemble les préjugés sociaux, politiques et culturels qui teintent l’organisation lors d’un entretien pour le journal interne de MSF France en avril 2005 :
« La qualité de nos opérations souffre parfois de préjugés que nous véhiculons au sein même de MSF. Je pense par exemple aux réticences que certains ont eu à introduire les ARV [thérapies antirétrovirales] dans les programmes sida, au temps que nous avons mis à aborder la question de la prise en charge de la douleur de nos patients ou encore à apporter une attention spécifique aux violences faites aux femmes dans certains contextes de guerre. Enfin, la question de notre personnel national et le peu de place qui lui est effectivement faite dans MSF (en termes de prise de responsabilité), relève selon moi de préjugés discriminatoires qui nuisent à l'efficacité de notre travail car ils entraînent une mauvaise utilisation des ressources humaines disponibles, alors que nous savons tous que la pénurie de personnes compétentes est la principale limite à la qualité de notre action sur le terrain[10]».
Préjugés discriminatoires ou place de certaines valeurs et opinions collectives au sein de MSF et qui constituent le socle idéologique de l’organisation :
« Dans l’attente d’une approche discursive de l’idéologie, nous l’entendrons dans le sens le plus neutre du terme, c’est-à-dire comme un ensemble de valeurs, de convictions, d’opinions collectives qui fonctionne comme un système, conditionnant la vision du monde des individus et des groupes qui y adhèrent, consciemment ou inconsciemment et qui se matérialise dans des pratiques, notamment des pratiques discursives. » (Dufour, 2007, p. 317)
Dans l’esprit de cette définition, MSF en tant qu’entité sociale est traversée et constituée par des dynamiques et corpus idéologiques, conditionnant sa vision du monde et spécifiquement sa vision des bénéficiaires de l’aide.
« Le ‘tout le monde sait bien que...’, ou l’évidence du sens partagé, relève d’une construction discursive et sociale, deux dimensions qui s’articulent par le biais des notions d’inter discours d’une part, d’acte et de registre discursif, d’autre part. On a pu voir que les différents modes de circulation des discours participent de la construction de ce sens partagé. Pourtant les deux dimensions – discursive et sociale – ne se construisent pas ex nihilo. Il existe une autre dimension que M.-A. Paveau qualifie de ‘prédiscursive’ dans laquelle elle inclut : « connaissances préalables, préconstruits, relation entre croyance et connaissance, conditions de flexibilité et de persévérance des croyances » (Paveau 2003, p. 181). Paveau impute la construction des idéologies à la dimension sociale. Nous argumentons plutôt pour une transversalité de la construction des idéologies, qui n’appartiendrait pas à une des dimensions en propre. Elle serait une reconstruction par le discursif et le social d’un prédiscursif culturel, d’ordre cognitif, qui capitalise les idéologies sous forme de mémoires. » (Dufour, 2007, p. 317)
Si le président de l’association notait les difficultés des équipes lors de la mise en place du programme d’aide aux victimes de violences sexuelles au Congo Brazzaville et notamment la pertinence d’une aide spécifique à une catégorie de victimes, voyant là des pans d’idéologies qui ne s’exprimaient pas directement, un autre écueil semble être celui d’une idéologisation des discours autour de la lutte contre l’impunité :
« Ce qui n’est pas toujours évident, c’est… c’est sur la nature de ce que l’on doit faire… heu… c’est-à-dire que… heu… ça s’accompagne pas toujours de… Le discours ne donne pas toujours l’impression de s’accompagner d’une prise en charge médicale et d’un effort de prise en charge pratique… heu… des patientes. Il y a une sorte d’idéologisation du discours… heu… pour… vers la dénonciation de crimes au niveau individuel et au niveau collectif… d’un des aspects des crimes de guerre avec des discours de mise en demeure un peu politique aux Etats, aux parties en conflit de faire cesser ces crimes (au lieu) d’offrir des soins à toutes les femmes qui en auraient besoin dans ces circonstances.[11] »
Les différentes campagnes et évènementiels portant sur la question des violences faites aux femmes ont été l’objet de différentes polémiques au sein des différentes sections de MSF d’autant que l’accroissement du nombre des patients traités n’allait pas de pair avec la multiplication des initiatives de communication. Des membres ironisent sur l’initiative de la section française de MSF au Congo Brazzaville « Tika/bika viols – halte au viol » qui organise « Une grande fête du viol dans les rues de Brazzaville[12] » alors que d’autres questionnent la pertinence d’une campagne et du port d’un badge « Women are heroes » mis en place par la section belge comme en d’autres temps « Africa is beautiful ». Ils questionnent ainsi la légitimité et le sens institutionnel que peuvent bien revêtir de telles maximes.
L’abondance de communiqués de presse, de prises de paroles publiques et autres rapports des différentes organisations œuvrant dans les champs des violences faites aux femmes est à mettre en perspective avec le caractère lacunaire des services effectivement proposés aux victimes de viols, notamment médicaux. Le message semble aisément l’emporter sur la pose d’actes, et ce non seulement pour MSF mais il pourrait constituer un paradigme sur cette question.
La culture est ainsi facilement invoquée pour expliquer le phénomène des violences sexuelles dans l’Est du Congo. La femme congolaise est ainsi perçue comme objet de dynamiques sociales et de guerre qui la dépassent et l’entravent. Sa passivité, dont on a vu qu’elle est le trait emblématique de la victime en général et spécifiquement féminine, est à mettre en relation avec le désir sexuel impérieux des hommes, soldats, dont l’ébriété ou l’oisiveté sont mentionnées comme pouvant constituer des éléments explicatifs du passage à l’acte. Le caractère sexuel de ce type de violence a également contribué à des formes de disqualification de la problématique au bénéfice d’autres catégories de victimes dont les enfants. Les convictions individuelles, notamment idéologiques et religieuses, ont largement entravé la mise en place des activités liées aux interruptions de grossesses, problématiques corrélées aux phénomènes de violences sexuelles. L’imagerie utilisée par l’organisation laisse une large place à une figure féminine essentiellement maternelle. L’utilisation des termes « santé de la reproduction » ou « santé maternelle et infantile » ne laissant que peu de place à une conception des soins visant spécifiquement la femme en tant qu’individu. Les différents évènementiels organisés par l’organisation oscille entre militantisme et conservatisme, du statut de victime à celle de héros, la femme est essentiellement évoquée comme objet d’un ordre social qui la brutalise ou simplement la délaisse. Le caractère occulte de ce type de violence a également contribué à des formes de négligences de la part de l’organisation vis-à-vis de ce type particulier de victimes, souvent portée par des impératifs sanitaires et évoluant dans une culture de santé publique visant les populations plus que les individualités. De manière générale, la mémoire institutionnelle s’avère lacunaire et la résistance au changement est réelle, non seulement sur cette question spécifique, mais également sur d’autres types de pratiques : le changement du protocole thérapeutique de la malaria ou la prise en charge de la malnutrition aiguë se sont également heurtés au sein de l’organisation à de nombreuses difficultés. Il semblerait que l’appropriation de la problématique des violences sexuelles se soit faites à l’aide de facteurs dont certains pourraient être qualifiés d’utilitaristes – la protocolisation des conséquences médicales associée à la découverte de molécules spécifiques – mais également quand l’organisation s’est trouvée attaquée en son sein : viols de personnels expatriés et atteinte à son image publique. La reconnaissance de la problématique des violences sexuelles s’est ainsi faite par la reconnaissance d’un acte qui pouvait la toucher de manière intime mais également par des formes d’identification aux brutalités que subissaient certaines populations, notamment dans le cas des réfugiés somali dans l’est du Kenya où l’attaque d’une expatriée a contribué à une prise de conscience globale du phénomène dans cette région.
D’autre part, si l’idéologisation des phénomènes de violences sexuelles semble avoir constituée un frein à la mise en place d’actions médicales concrètes au bénéfice des victimes, elle semble désormais en constituer un second, en ce que la communication autour de ces problématiques l’emporte sur le développement opérationnel de ce type d’activités. On serait dès lors en droit de craindre de voir émerger des formes de délaissement secondaire de ces opérations quand le réservoir communicationnel sera épuisé sur ces questions. Enfin, la problématique des violences sexuelles n’est pas singulière en tant qu’elle ait tardé à s’imposer comme pratique de terrain, la prise en charge des patients du VIH, la considération du personnel national dans les politiques de ressources humaines et la prise en charge de la douleur se sont également heurtées à de nombreuses résistances internes ou à un simple délaissement.
Cependant, la cohabitation de valeurs et d’opinions divergentes est paradoxalement la base d’une organisation en bonne santé, et il s’avérerait préjudiciable qu’un laminoir idéologique préside à la conduite d’une association :
« Imaginons une organisation non paradoxale : tous les membres de l’organisation partagent les mêmes systèmes cognitifs, avec le même style de perception, et la sensibilité aux mêmes stimuli. Une telle organisation afficherait une congruence à la fois cognitive et comportementale d’emblée : tous les individus de toutes les unités d’affaires partageraient les mêmes schémas causaux, et les mêmes perceptions du monde. Il y a de fortes chances qu’une telle organisation ne survive pas très longtemps. (…) Paradoxalement, mais salutairement, les organisations ont autant besoin de savoirs contradictoires que de savoirs congruents. » (Baumard, 2002)
Ainsi, la diversité en tant qu’elle ouvre un espace institutionnel au questionnement régulier des pratiques et des idéologies co-habitantes au point de se départir de certaines d’entres elles et d’en acquérir des nouvelles, semble sans conteste un élément de bonne santé associative et culturelle.
BIBLIOGRAPHIE
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DUROCH F., MARCHAND S., 2006, Crimes oubliés, violences sexuelles dans les conflits armés, État d’Urgence Production, Paris, MSF.
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PAVEAU (M-A) et SARFATI – ELIA (G), 2003, Les grandes théories de la linguistique, Paris, Armand Colin, 256 p.
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VOLLAIRE C., 2007, Humanitaire, le cœur de la guerre, L’insulaire, Paris, p. 98.
Lien vers le film Crimes oubliés, violences sexuelles dans les conflits armés :
Les violences sexuelles en temps de guerre ont malheureusement toujours existé. De l’enlèvement des Sabines à la République Démocratique du Congo, ce film retrace des éléments d’histoire du viol dans les conflits armés ainsi que leurs conséquences sur les victimes. Images d’archives, interviews de spécialistes et de personnes ressources jalonnent ce documentaire qui souligne l’ampleur de cette problématique sur les continents, la détresse des personnes ayant subi ces violences et la complexité d’un phénomène tabou.
Françoise Duroch (auteur), Sophie Marchand (réalisatrice), 26', État d'Urgence Production, 2006, MSF.
Notes
[1] Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que l'auteur.
Titulaire d’un doctorat en Sciences de l’Éducation de l’Université Lyon II, ainsi que d’un master en Histoire, Droits et Droits de l’Homme de l’université Grenoble II. Elle a travaillé au cours des dernières années en qualité d’experte de la violence à l’égard des femmes dans le cadre de divers projets. Après avoir occupé un poste de chercheuse opérationnelle, elle coordonne à MSF-Suisse les secteurs de la recherche et du support technique. Elle possède une expérience approfondie au niveau opérationnel et de la recherche, en relation avec les questions de résolution de situations d’urgence complexe au Tchad, au Kenya, en RDC, en Guinée, au Nigeria, au Rwanda et en ex-Yougoslavie.
[2] Entretien 7, femme, psychologue, européenne, 5 ans d’expérience MSF, Duroch (2008, annexe 11).
[3] Entretien 10, homme, 44 ans, chargé de recherches, européen, 14 ans d’expérience MSF, travaille au siège, Duroch (2008, annexe 11).
[4] Entretien 5, homme, 32 ans, pharmacien, non francophone, européen, 9 mois d’expérience MSF, revient du terrain, Duroch (2008, annexe 11).
[5] Entretien 2, homme, infirmier, expérimenté, revient du terrain, Duroch (2008, annexe 11).
[7] Script 3, femme, médecin, Directrice médicale adjointe et ex Directrice des opérations, rushs du film Crimes Oubliés, 2006.
[8] Entretien personnel MSF, cité dans la revue de presse « La violence n’a pas de frontières, nous non plus » p. 6, Août 2008, téléchargeable et consultable sur le site de MSF Belgique, www.msf.be
[9] Script 2, femme, juriste, rushs du film Crimes oubliés, 2006.
[10] Entretien avec Marine Buissonnière, Contact, p. 4.
[11]S cript 1, homme, médecin, Président de l’association, Crimes Oubliés, 2006.
[12] Communication privée, chargé de recherches, MSF Belgique.