La revue Science
and
Video, des écritures multimédia en sciences
humaines est née d’une interrogation constante des chercheurs sur
le statut heuristique des images, des usages de nos sources audiovisuelles, et
plus largement de nos matériaux de recherche, dans l’écriture des sciences
humaines. Ce tissage textes/images et toute autre forme de matérialité de
l’enquête est un des éléments essentiels de la revue.
Science and Video
est structurée en deux rubriques distinctes mais complémentaires :
"La Revue" publiera des numéros thématiques ou des varia, et
"Rush & Graphies" publiera, selon un rythme éditorial plus
souple que celui de La revue, des matériaux à
réfléchir.
Rush: matériau endormi ou source de
réflexion ?
Le rush est un moment de film brut qui n’a pas été monté, ni étalonné.
C’est une impression sur une pellicule qui jouit d’une certaine forme de pureté.
La rubrique Rush & Graphies mettra en ligne des travaux
d’étudiants et de chercheurs qui ont tenté de saisir des moments particuliers au
sein d’un dispositif d’enquête. Ils les restitueront ici
afin de montrer en quoi ce moment a été heuristique dans
l’avancement de leur pensée ou dans l’élaboration d’une hypothèse. Aussi cette
rubrique s’ouvre-t-elle largement aux étudiants du programme « Filmer les Mondes
arabe et Musulman (FMAM) », mais également à tous nos collaborateurs afin
d’explorer la valeur d’un document brut. L’ensemble des rushs est la matière
première d’un film et seule une infime partie sera exploitée pour la production
finale. Or, les films scientifiques se basent souvent sur une centaine d’heures
de rushs pour une heure de film fabriquée et diffusée. Que devient alors cette
immense matière ayant permis la fabrication d’un documentaire ? Le plus souvent
elle est rangée dans des médiathèques et tombera lentement dans l’oubli. La
rubrique "Rush & Graphies" est une invitation à donner à une matière en
sommeil une nouvelle vie en l’exposant au regard critique.
Au même titre que l’archive, le rush ouvre à d’autres lectures à venir.
Il est un texte ouvert au regard qui s’y arrête. Il exige les mêmes
interprétations et les mêmes rigueurs que l’analyse textuelle. La rubrique "Rush
& Graphies" est une manière d’interroger des images précieuses pour la
connaissance, qui sont souvent ignorées par les circuits classiques de
diffusion. Elle vient remplir une fonction fondamentale dans nos questionnements
sur l’utilisation des images en sciences humaines.
Graphies : conjuguer le temps passé de
l’enquête au présent
Le moment de la restitution, de l’écriture, est un moment crucial où se
pose la question du réglage par le texte de la recherche de terrain en sciences
humaines sous forme de thèse, de rapport, d’article ou de livre.
Le moment du terrain se clôt par le texte en réintégrant l’horizon de
la raison scientifique et de l’académique, sacrifiant la part sensible et molle
de la recherche.
Le régime d’écriture qui se veut effacement du sensible et de ses
pollutions intellectuelles n’est-il pas également effacement parfois de la
matérialité « réfléchissante » de l’enquête et de ses sources : entretiens oraux
filmés, écrits, enregistrés, photographiés…
Loin de figurer seulement dans la boîte à outils du chercheur et faire
partie de ses tours de main, ces sources graphiques sont très utiles en tant que
telles pour continuer la réflexion à plusieurs voix.
Car, au-delà des discours, des analyses et des interprétations, le
matériau d’enquête permet de revisiter le terrain avec de nouvelles inflexions
et développements.
Le terrain colonial, par exemple, au-delà des modes et des enjeux
discursifs du moment, reste aujourd’hui fertile de par la richesse
ethno-graphique des données accumulées et constituées en
(re)sources pour des questionnements nouveaux.
Nos pratiques d’enquête évoluent et permettent de capter sous de
nouvelles formes l’ordre de l’observable. Ces captations des « terrains
actuels » sont vouées à une circulation plus aisée dans l’avenir, et se
destinent à de futures (ré)interrogations collectives, (re)visites stimulantes,
zoomant ou élargissant la perspective.
Rush & Graphies se veut un espace ouvert au
questionnement de la recherche en train de se faire, une entrée par cet espace à
la fois de l’intime et de la fabrique, celui de la cuisine, avant de passer au
salon et à ses ostentations.
Science and Video se veut une expérimentation modeste mais
ambitieuse – refonder le terrain de la recherche par sa matérialité
foisonnante– d’écritures multimédia (photographie, vidéo, son) qui ne succombe
pas à la hiérarchie entre le scripturaire et l’image, mais les pense ensemble.
Quelle place ménager à ces médias ? Quelles articulations nouvelles
imaginer dans cette intertextualité si l’on veut dépasser l’usage paresseux qui
les rejette dans les marges de l’illustration ou de la preuve de présence : j’y
étais.
Si nous considérons ces derniers comme formes de graphie, de mise en
récit du visible et de l’observable, alors il n’est pas improbable que nous
soyons amenés à devoir repenser nos diverses écritures.
Ratures-réécritures
Les périodes historiques passent, les dogmes, les paradigmes
scientifiques aussi. Mais ce qui reste, à terme, ce sont les archives du
matériau brut. Nous savons tous, dès lors que nous avons une once de modestie et
surtout de réalisme, que l’avenir de nos écrits tiendra moins par ce qu’ils
auront imprimé sur un plan théorique que par ce qu’ils auront rapporté en
« données-graphiques ». Et s’il en est ainsi, ce
n’est pas le fait de notre médiocrité (il y en aura bien parmi nous qui auront
apporté quelque chose sur un plan théorique) mais parce que les données
s’accumulent pendant que les théories s’exécutent, procédant par
rature-corrections et réécritures, les unes après les autres,
les unes sur les autres. Celles-ci tentent des pistes, des projets qu’elles
abandonnent parfois et quelque fois rebroussent chemin. Certaines théories ont
la vie plus dure que d’autres, certains acquis ne se démentent pas, beaucoup
s’affirment en déclassant des apports précédents. Mais de manière générale, il y
a dans la science théorique une perspective de progression qu’on ne trouve pas
dans les matériaux de terrain. Dès lors, hormis pour l’historien des sciences
qui fait des théories son matériau, les théories ne vieillissent pas le plus
souvent mais passent de mode. Il en va tout autrement des données, archives et
recueils : ils ne sont jamais caducs quand bien même ils vieillissent. Et même
en étant imprécis, grossiers et partiaux, ils renseignent toujours car ils se
sédimentent dans des périodes historiques. Rappeler l’essence du terrain et du
matériau, et le rappeler à une époque actuelle où de nouveaux supports
enrichissent considérablement les capacités de collectes, de restitutions et
d’usages, tel est en somme l’objectif de "Rush &
Graphies" : donner un espace pour penser la matière.
La rédaction